Laurent Bibard nous invite au voyage : en Grèce, en Inde, sur l’Hudson et dans notre jardin, on revient sur les pas de ceux qui nous précèdent ou nous entourent, on soulève nos semelles avec une curiosité renouvelée pour ce qu’elles masquaient à l’instant à notre vue.
L’éducation est un processus d’incorporation de normes qui nous fait passer de la réflexion, décision consciente délibérée et volontaire, au réflexe. Mais, si nos réflexes sont nécessaires pour « bien faire ce que l’on fait » en optimisant nos ressources en temps et en énergie, il est clair que l’on devient « dangereux » dès lors qu’on ne réfléchit plus… Et l’on est, tour à tour, Athènes et Socrate.
Nos compétences s’inscrivent comme effectives lorsqu’on en a incorporé les règles et nos corps sont les lieux saturés de ces normes, codes et ordres. On redécouvre avec Laurent combien sont périlleux les premiers pas de nos enfants ou de notre grand-mère, récemment opérée après une fracture du fémur. Parce que marcher ne va pas de soi, il faut une grande confiance pour accepter de se mettre à avancer sans savoir où l’on va – ni dans quelle direction, ni même sur quoi notre pied va se poser. Marcher c’est sans cesse tomber, accepter de désapprendre. De même « réfléchir » c’est quitter le sol, faire un pas de côté, se déloger, se déséquilibrer, tomber… et retrouver d’autres racines.
La maladie comme l’accident sont des occasions d’apprendre en ce qu’ils nous imposent de désapprendre et de questionner la spontanéité de nos réflexes. Laurent nous emmène à Bophal en 1984, en amont de la catastrophe industrielle : on s’attarde sur ce qui pose problème dans la transmission de consignes, sur ce qu’une équipe ne dit pas à l’autre « parce que cela va sans dire »…
L’emprise de la technicité sur l’homme moderne lui impose d’être « sachant », efficace et doté de réflexes. Mais c’est justement pour cela qu’il doit aussi préserver sa vigilance, sa capacité à prendre du recul, à questionner, à identifier ce qui pose problème, ce qui est nouveau. C’est l’explicitation salvatrice de certaines évidences qui fait apparaitre, après coup, la nécessité de la question.
L’ignorance du philosophe est-elle la même que celle de l’ouvrier indien ? Les ouvriers n’ont pas le monopole de la routine pas plus que les philosophes n’auraient celui de la réflexion…
Comment apprendre à se questionner ? Quels moyens mettre en œuvre pour acquérir cette compétence ? Comment régénérer nos pratiques de codesign ? Comment créer un espace « safe » pour nos clients où ils sont autorisés à ne pas savoir ?
En visitant Athènes au moment où Socrate menace la Cité en trop interrogeant, on questionne les vertus de l’ignorance. Parce qu’il sait qu’il ne sait rien et qu’il l’affirme, Socrate est condamné à mort par un monde qui ne peut tolérer qu’on bouscule son équilibre, qu’on dispute sa zone de confort. N’est-il pas aujourd’hui capital d’être « inutile » dans un monde régi par l’exigence impérieuse d’efficacité ?
Socrate représente la possibilité de poser des questions, de mettre le désordre là où nos organisations apportent des réponses, des checklists, des routines, et problématisent peu. Il nous appartient de développer la capacité à identifier collectivement ce qui pose problème pour inventer quelque chose de nouveau par rapport à nos habitudes et les leaders ne peuvent y parvenir sans la liberté des équipes avec lesquels ils travaillent.
Si nos compétences et notre éducation constituent un point d’appui, elles sont aussi le sol que Socrate bouscule. La mise en mouvement de la marche est nécessaire pour que l’on redécouvre ce que nos pieds nous cachent (!) Au 10-co (l’espace collaboratif de Codesign-it! à Paris) les murs commencent sérieusement à bouger, chacun décolle une chaussure ou un pied de sa chaise et cherche à tromper l’angle mort qui nous empêche de voir le sol sur lequel on prend appui….
Mais Laurent poursuit son exposé et nous invite à le rejoindre dans le cockpit d’un A320 le temps d’un amerrissage d’urgence sur le fleuve Hudson. « Tu vois une autre solution ? » Oscillant entre l’intuition, le réflexe et les consignes de la tour de contrôle, le commandant Sullenberger prend le risque de questionner son copilote alors même que l’avion tombe. L’espace d’une possible négociation est ouvert pendant quelques secondes ; les deux hommes prennent conjointement la décision de tenter l’amerrissage et retournent tacitement au protocole dont l’application minutieuse est désormais indispensable au succès de l’opération.
A Paris, la demi-journée de session du DU Codesign se termine, les participants bien secoués ne sont plus sûrs de savoir quoi que ce soit, mais chacun partage une croyance perdue au cours de la matinée et une nouvelle croyance. Parmi ce que l’on ignorait en arrivant et que l’on croit désormais savoir : « le déséquilibre fait avancer (et faire de l’exercice) », « la réflexion peut-être un mauvais réflexe », « je crois être sur la bonne route », « la philo peut-être accessible et fun »…
Merci à Laurent Bibard pour son intervention et à Brice de Margerie d’avoir choisi, en l’invitant, de partager avec nous la tendresse et l’admiration qui le lient à son professeur de philosophie et de gestion.
Restitution proposée par Gaële Lavoué, participante du Diplôme Universitaire Codesign.
Cette œuvre de Codesign-it! est mise à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution – Partage dans les Mêmes Conditions 4.0 International.
Photos par Andrius Burba.
Et merci à Hervé d’avoir matérialisé le « Récursif d’or » attribué aux participants qui affirment ne pas savoir à l’issue d’une intervention sur les vertus de l’ignorance…